la librairie « la belle aventure » (Poitiers) adhère à Minga

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La librairie indépendante « La belle Aventure » est née en 1994, puis a connu un agrandissement important en 2010, passant de 60 à 160 m2 de surface de ventes, répartie en deux espaces se faisant face dans la même rue piétonne, en plein cœur de Poitiers. L’un est spécialisé pour la jeunesse, l’autre est ouvert à toutes les littératures, aux arts et aux sciences humaines.

Au cœur de ce projet de librairie : l’ouverture et l’exigence conjuguées, à l’intention des lecteurs les plus divers, quel que soit leur âge et leur histoire de lecture. Nous défendons l’idée que le cheminement d’un lecteur, au cœur de son histoire personnelle, est un exercice de haute liberté, de profonde intimité comme de partages les plus féconds : c’est à permettre et préserver cette liberté que nous travaillons constamment dans nos murs et au-delà. Nous refusons de penser l’offre en terme de hiérarchie culturelle, et encore moins de l’articuler avec des catégories socioprofessionnelles et autres statuts sociaux. Nous sélectionnons en permanence – c’est là aussi l’exercice de notre subjectivité et non de quelconques algorithmes – les livres en fonction de leurs qualités intrinsèques, qu’ils soient faciles ou exigeants. Nous ne nous autorisons ni à juger des demandes, ni à « prescrire » : nous nous positionnons comme lecteurs au milieu des lecteurs, mais forts d’un métier consistant à naviguer dans les méandres d’une production de 700 000 références vivantes disponibles en France. Nous tentons de faire vivre un lieu accueillant, riche de 20 000 références en moyenne proposées sur place à la découverte, dans une cohérence jouant plutôt sur les transversalités, elle-même invitation à une libre lecture plutôt qu’un cloisonnement des connaissances et des genres. Nous y prodiguons à la demande un conseil personnalisé plutôt que de « pousser les piles ». Nous favorisons des débats contradictoires et des approches sensibles très différentes, autour de rencontres diversifiées avec des auteurs, des éditeurs et des artistes. Nous accompagnons les associations qui le souhaitent dans leurs actions, par la présence de livres choisis lors de leurs manifestations ; nous leur ouvrons aussi notre propre espace pour des rencontres, pour autant que nos projets se conjuguent.
Cinq libraires travaillent aujourd’hui à « La belle Aventure » à temps plein, plus un poste pour un apprentissage, pour un CA d’environ 800K€.

Dès son origine, l’entreprise s’est bâtie sur un investissement collectif : une SARL de 28 actionnaires dont 27 privés (porteuse du projet, j’en suis la gérante en détenant60% des parts), et une structure associative, l’ADELC (Aide des Éditeurs à la Librairie de Création), dont la mission est d’entrer dans le capital des librairies pour en conforter les finances, sans intérêts. En 2010, lors de sa restructuration financière devant permettre la création de la seconde librairie, il y a eu des cessions et de nouvelles entrées : aujourd’hui la SARL compte aussi parmi ses associés au capital les éditions Actes Sud, ainsi qu’une association de lecteurs « A comme… » (150 membres en 2013). Elle articule ainsi en son sein les intérêts commerciaux de l’entreprise avec ceux de ses fournisseurs et de ses clients.

Le marché du livre a par ailleurs un cadre législatif d’exception, qui met les éditeurs dans l’obligation de fixer le prix de vente des livres qu’ils produisent. Ce prix sera ensuite unique et obligatoire quelque soit le lieu de vente sur le territoire (la marge du libraire se fait sur la remise accordée par les diffuseurs). Par ce cadre, le législateur a inscrit le secteur de la librairie dans celui de l’exception culturelle, permettant ainsi à un tissu riche et diversifié de points de vente d’exercer le commerce du livre dans des conditions d’accessibilité et d’équité de prix pour tous. Cette diversité de points de vente engendre de soi une diversité de l’offre, qui, faisant contrepoids à la seule force du marché, permet une forme de « biblio diversité ».

Telles sont les racines de notre aventure d’entreprise à projet culturel, aujourd’hui reconnu par différents labels à l’origine des collectivités territoriales comme de l’État. C’est dire si les questions de la durabilité, de l’équité et de l’utilité publique sont posées de longue date (loi Lang en 1981) pour notre secteur. Cela n’a cependant pas empêché les dérives de l’ultralibéralisme qui sévit de fragiliser ce tissu, dont les gouvernements successifs n’ont jamais songé à remettre en cause l’utilité sur le fond. Concentrations éditoriales, force financière de la distribution l’emportant partout sur les logiques de création et de médiation, marchés publics aux procédures excluantes, charges – en particulier foncières – devenant insoutenables pour ce commerce à la rentabilité la plus faible de tous les commerces de détail.

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Pour accompagner les nécessaires réflexions collectives au maintien de l’indépendance des librairies et de la qualité du métier de libraire, un syndicat professionnel a vu le jour en 1997, le SLF (Syndicat de la Librairie Française). J’ai personnellement contribué à sa refondation, et siégé dans son Directoire et Conseil d’Administration durant 10 ans. Notre force et notre fierté furent d’avoir constitué un réseau rassemblant toutes les librairies comptant sur le territoire, petites et grosses structures, spécialisés et généralistes, parisiens et provinciaux, historiquement dispersés en structures syndicales concurrentes. Cela nécessita un travail politique d’envergure et une haute idée du métier en mesure de rassembler et de poser les enjeux d’avenir.

Le jeu des concentrations et des rachats lors de difficultés financières ou de départs à la retraite rendit cependant un acteur libraire plus puissant que tous les autres (groupe Privat constituant un réseau de 80 librairies « indépendantes »), qui trouva un jour son intérêt à vendre le tout à Bertelsmann (groupe de médias allemand, 8 e à l’échelle internationale). Le SLF, comptant dès lors parmi ses membres un groupe financier, se vit dans l’obligation de poser la question de l’indépendance au cœur de ses statuts. Lorsqu’il y renonça par intérêt, je décidai d’arrêter tout investissement professionnel à cet endroit.

Ces dernières années, les rapports se sont nettement durcis avec les fournisseurs – éditeurs, diffuseurs, distributeurs – prenant des profils de plus en plus industriels (appartenant pour 75% à des groupes financiers tels Lagardère) quand les librairies conservent inévitablement une dimension artisanale : y défendre l’exercice d’un métier devient un sport de combat au quotidien, dans le même temps que les clients eux-mêmes ne veulent quelquefois plus entendre nos contraintes face aux propositions de service d’Amazon. Le SLF n’est plus du tout un lieu d’échanges et de débat, mais une organisation corporatiste chargée d’entériner des accords pris dans l’intérêt essentiellement des grosses structures – d’édition comme de librairie -. Y règne une doxa hypocrite du « vaillant libraire indépendant » empêchant toute mise en tension, enfermant les libraires dans une image auprès du public, recouvrant un rapport de vassalisation avec les éditeurs comme avec l’institution : « l’aide à la librairie indépendante » est devenue une antienne chantée sur tous les tons, une ligne budgétaire servant à justifier tout et son contraire (ces dernières années, des centaines de milliers d’euros pour vendre l’avènement du livre numérique, par exemple). L’entre-soi et l’exception culturelle ont engendré une incapacité mortifère pour de nombreux confrères à être encore librement les acteurs de leur propre entreprise. S’ajoute à cela la pression de plus en plus présente de « professionnels de la profession » auprès de qui il s’agit de faire entendre qu’une statistique ne constitue pas une norme, et un écart à la norme une erreur de gestion…

J’ai rencontré Minga en 2008. J’y ai croisé une réflexion professionnelle et politique qui rejoignait mes propres motivations : la question économique profondément articulée à une vision de société, par une mise en regard des pratiques professionnelles assumées en toute indépendance. Mon adhésion a d’abord été personnelle, car j’estimais l’entreprise « La belle Aventure » trop éloignée des champs d’activité « de » l’équitable, et le cadre dans lequel cela était posé sans correspondance directe avec nos besoins.

L’évolution de Minga, avec son nouveau texte de positionnement, nous permet aujourd’hui d’adhérer pleinement en tant qu’entreprise : l’échange libre entre acteurs économiques de secteurs diversifiés, réunis autour d’une vision critique des métiers, du monde du travail, de l’entreprise et du commerce indépendant, « déplace » le regard qu’on porte sur sa propre activité, apporte plus de capacités à identifier les questions qui s’imposent, à dialoguer avec les partenaires et l’institution, à inventer des solutions adaptées aux innombrables défis de ce temps de crise accablante et stimulante tout à la fois.

L’appropriation que les adhérents font la plupart du temps de leur projet, dans toutes ses dimensions – sens, plaisir, moyens, utilité publique – ancre l’économique dans l’aventure humaine, et le travail au cœur de la vie partagée, donc de la démocratie.

La réflexion approfondie sur les métiers, la curiosité des uns pour les autres, le partage des ressources, endigue le sentiment d’impuissance face à la montée de la norme et de l’expertise partout à l’œuvre pour remplacer l’expérience par un ordre dominant, face à la maltraitance généralisée devenue le moyen de l’oligarchie.

Les débats qui s’y jouent témoignent d’une ouverture à la complexité, indispensable à faire évoluer nos imaginaires comme nos méthodes de travail.

L’ouverture à de nombreuses autres structures professionnelles ouvre une possibilité de parole et d’engagement sur les sujets de société les plus divers, au cœur de l’articulation entre travail et société.

Depuis deux ans, « La belle aventure », en grave difficulté financière, a trouvé auprès de Minga écoute, soutien et ressource plus sûrement que nulle part ailleurs. Pas tant sous forme d’assistance – les moyens de Minga étant ceux de ses adhérents, modestes –, encore moins de réponses toutes faites, mais sous forme d’accompagnement, de compagnonnage serait plus approprié, obligeant à assumer notre propre mise en tension par les difficultés rencontrées. En cela, Minga a les méthodes de ses convictions : l’expérience partagée de la responsabilité permet de créer de la réponse à l’adversité, met au monde du projet vivant pour les uns comme pour les autres. Faire ensemble, au-dedans comme au-dehors : une seule et même ligne, un projet à l’œuvre, auquel « La belle Aventure » adhère en toute cohérence avec le sien.

Pour « La belle Aventure »,
Christine Drugmant, 22 mai 2014
http://www.labelleaventure.fr/

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